dimanche 9 août 2009

L’homme aux semelles de vent



Clara et Llois sont deux, depuis bien longtemps. Deux contraires assemblés, elle de terre, lui de soleil.Les enfants, en grandissant, ont suivi le travail jusqu’aux villes qui ne savent ni l’air ni les couleurs d’ici. La vie coule tranquille dans cette maisonnette en bordure de village.

Clara pousse les volets tôt matin, le moment le plus savoureux de la journée, dit-elle. L’heure au parfum
de rosée sur terre fraîche avant que la chaleur n’éveille les senteurs fortes de garrigue et de résine.Elle s’accoude sur le rebord de la fenêtre laissant couler en désordre matin ses cheveux qui se jouent de la fluidité de la brise, flottant autour d’un visage encore frais aux joues tendrement rondes et dorées du grand air.Narines déployées à l’air qui court la campagne, elle caresse à la dérive de ses yeux de noisette chaude les grands chênes de la suberaie*. Les troncs au liège fraîchement levé déchirent de longues verticales sang le flanc de la montagne.

Un reste de neige sur le Canigou découpe à vif le ciel bleu tramontane, le bleu d’été flamboyant et brûlant des yeux de Llois.

Elle se souvient… de ce bleu d’il y a 30 ans, toujours
ouvert au tendre de ce visage taillé à la serpe des ans…de sa silhouette dégingandée, cette démarche ample et souple de grand fauve effleurant à peine le sol. Lui avait remarqué les yeux aux éclats d’automne, les cheveux feu et les gouttes de soleil semées sur son visage « comme si tu regardais le soleil à travers une passoire ! » la taquinait-il.Elle était sans cesse en mouvement, virevoltant, passant d’un bout à l’autre de la maison, insaisissable passereau.
30 ans s’installaient dans un ronronnement sans accrocs avec juste quelques pichenettes pour donner sel et poivre à la vie qui déroulait son cocon d’habitudes.
Deux bols de café noir fument, leur parfum envahit toute la cuisine.Conformément au rituel matinal, Llois sourit malicieux : « cesse de t’agiter et pose-toi là ».Il lâche 4 pierres de sucre dans son café, Clara s’indigne.Il taille 2 larges tartines et un morceau de fromage de brebis, déjeune en silence et avale le café tiédi. Il se lève. La terre du jardin doit encore coller des pluies de la veille. Ce jardin, sa fierté, sa passion, il le cultive pieds nus pour mieux en goûter la terre. Chaque geste est attention d’amour.Quand personne ne traîne dans les parages, il parle à ses légumes, demande à limaces, escargots et autres empêcheurs de pousser en paix leur demandant de respecter l’enclos de roseaux tissés.« je vous ai laissé un large pan de friche, vous avez là de quoi vous ravitailler, question de respect »
Les taupes qui défonçent joyeusement la friche en question, se contentent de galeries de passage souterrains sans nuire aux racines des légumes. Il vérifie occasionnellement leur passage quand le sol s’effondre brusquement sous le pied.
Une heure passe à affiner la terre, à l’égrainer. Les mauvaises herbes n’ont pas le temps de pousser. Il cueille les légumes. Clara gardera le nécessaire et vendra le reste sur le pas de sa porte.
Llois se prépare à partir. Il chausse à regret ses pieds des brodequins de travail, indispensables à sa sécurité. Il enveloppe la lame de sa hache catalane dans un chiffon : aiguisée de la veille, elle tranche comme rasoir.
Juin est la saison de la levée du liège. Llois aime particulièrement ce travail, un métier de tradition. Rares sont ceux encore capables de le pratiquer. Ce qui lui plaît par dessus tout, c’est la relation privilégiée établie avec la forêt. Il doit connaître le bon moment pour l’écorçage mais avant toute chose trouver le geste précis et efficace respectant l’arbre : une découpe maladroite dans la « mère », un décollement mal effectué et les récoltes futures seront compromises, la survie de l’arbre même est en jeu. La levée ne concerne pas tous les chênes d’une
suberaie. Un incendie détruit les arbres privés de leur écorce, le leveur choisit donc de n’écorcer qu’un certain nombre d’arbres.
Llois pénètre dans le sous-bois à flanc de montagne. Le soleil brûlera fort aujourd’hui. Les branches sèches craquent sous ses semelles, les cailloux roulent sous la chaussure. La pente est abrupte. La sueur dégouline et pique aux yeux, les insectes s’excitent. L’odeur du tanin des arbres écorcés la veille couvre les odeurs de la forêt. Mais le plaisir est là, il marche à la rencontre de ses arbres.Il entretient un rapport presque charnel, les observe longuement, s’imprègne de leur odeur, suit du doigt les longues cicatrices naturelles qui traceront le chemin pour sa hache. Llois prend son temps, tourne autour de l’arbre pour en apprécier l’état. On ne touche pas à un arbre en mauvaise santé, la circulation de la sève en est ralentie, le liège se décollera mal et l’arbre n’y résistera pas. L’examen est positif. Llois teste son arbre: il introduit sa hache dans les fentes naturelles et vérifie si le liège se décolle correctement,. Il nettoie rapidement le pied du chêne et découpe le talon. Ensuite, il réalise la couronne, une découpe circulaire en biseau à la hauteur souhaitée. Suivant la grosseur du tronc, il prévoit la découpe de 2 ou 3 planches de liège. Les fentes bien préparées, il introduit le manche biseauté de sa hache entre le liège et la mère. Effectuant un mouvement de levier, il sépare la planche du tronc en commençant par le haut, jusqu’au talon, sans casser.
Uriel, concentré ne voit plus rien, ne sent plus rien, même pas les insectes attirés par l’humidité de sa peau, redoutables.Les planches levées, l’odeur de tanin se fait violente, le tronc de l’arbre a pris une couleur douce, aussi rose que joue d’enfant. Ce rose qui virera ensuite au rouge vif.

13 heures, le temps du casse-croûte. Le travail sur cette parcelle est presque terminé. Demain, il s’occupera de « l’émasclage* » des jeunes arbres.
Il s’adosse à un arbre et ouvre sa musette : du pain,
quelques tranches de boutifare*, une pomme.
20 mn plus tard, il reprend sa progression en forêt. Là, le nettoyage a été négligé. Uriel progresse difficilement, s’accrochant aux cistes, ajoncs, genêts et autres broussailles. Il débouche sur un espace dévasté. La terre se soulève, se creuse, les blocs de schistes, épars, hérissent les bas côtés. Des arbres abattus dressent au ciel leurs racines rompues, déchiquetées. De gros engins déposés là, immobiles au repos de midi, ont commencé à ouvrir une nouvelle piste, un accès pompier en cas d’incendie.
L’élevage ayant régressé avec l’abandon des terres, le feu trouve dans ces forêts en friche un terrain de choix pour ses dérapages d’été, menaçant les villages.
Dans une excavation, nichée sous des racines, Llois aperçoit une paire de chaussures abandonnées, sûrement par un ouvrier du chantier pense-t-il. Il ne s’expliquera jamais ce qui le pousse à les enfiler. Il rit d’abord de son enfantillage mais retrouve son sérieux, saisi par une sensation étrange.
Sous la plante de son pied, entre peau et semelle, le vent glisse fluide et libre comme en campagne découverte. Captivé, il réalise que ses pieds décollent du sol, oh, très peu, 2 à 3cm tout au plus. Intrigué, Llois se concentre sur le phénomène qui s’accentue, à tel point qu’au moindre mouvement, le déséquilibre le couche à terre. Pas un instant il songe à enlever ces étranges chaussures .
Subjugué, il poursuit ses essais jusqu’à rester debout, titubant mais debout.
Le soleil se fond de pourpre derrière le sommet du canigou.
Llois réalise alors qu’il a « joué » plus de temps qu’il n’aurait cru. Il n’a pas travaillé de l’après-midi mais il faut rentrer, Clara doit commencer à s’inquiéter. Il se déchausse, va pour replacer les chaussures là où il les a trouvées, se ravise et les enfouit dans sa musette.

De retour à la maison, il garde le silence sur cette aventure et reprend son train-train habituel.

Le lendemain matin, il ne dit mot quand sa femme s’attarde à la fenêtre. Les yeux dans le vague, il suit la vapeur qui se dégage du bol de café. Il n’avale rien d’autre, se lève et repart en forêt sans même jeter un œil au potager.
Clara, étonnée, le suit des yeux.
Parvenu à l’écart du village, Llois gagné par l’impatience,se dissimule
derrière un buisson et reprend les chaussures. Le charme opère immédiatement, beaucoup plus puissant que la veille. Il reprend son entraînement. Encore quelques chutes, petit à petit il gagne en équilibre et, posé sur le souffle, commence à avancer, un peu à la façon dont l’enfant cherche ses premiers pas. Il est de plus en plus troublé mais ne veut pas renoncer. Il rentre à nuit tombée.
Clara, assise sur la pierre de la porte le guette depuis longtemps. Lui, comme en état d’hypnose, ne l’aperçoit même pas. Il pousse la porte et se met à table, en silence, les yeux grands ouverts au vide d’un monde qu’il est seul à connaître. Le lendemain, les volets ne sont pas encore poussés, qu’il est déjà en chemin. Il ne prend même pas sa hache, négligemment posée la veille sur le banc.
Cette fois, les effets des chaussures sont immédiats, Llois décolle du sol sans problème.
C’est le jour des arbres. Il gambade sur les cimes aussi léger que l’écureuil, ne décoiffant pas les nids d’oiseaux. Dans le bruissement léger des feuillages, il se laisse balancer par la brise marine se grisant de l’odeur du tanin de ses chênes, bien plus intense et enivrante qu’au sol .Oubliée l’ombre des sous-bois, les insectes féroces, Llois flirte avec le soleil.

Il revient avec les ombres, celles qui roulent sur la campagne à nuit tombée. Ce soir, les chiens hurlent à la lune. Clara, figée sur la pierre laisse aller ses doigts: elle avait pris son tricot pour l'attendre et ses doigts bien rôdés à l’ouvrage poursuivent leur tache dans l’obscurité. Les yeux ternis dans un visage arrondi et argenté de lune guettent l’orée de la forêt. Les aiguilles cliquètent, le corps se raidit d'angoisse. Llois passe, sans la voir.
Et les jours se succèdent, hier, comme aujourd’hui et demain, plus rien ne les différencie. Llois se consacre uniquement à son nouveau pouvoir. Une bonne quinzaine de jours s'écoulent en haute montagne, à chevaucher les cimes, dégringoler les vallées, souffler l’eau des torrents. Il caresse les dernières neiges sur les pentes nord du Canigou, lui qui n’a pour ainsi dire jamais quitté sa vallée !
Il ne sait plus combien de temps il donna à la mer.
Ne connaissant d’eau que les caprices du Tech et le canal d’arrosage du village, il s’interroge sur la mouvance et les perpétuels changements de couleur de cette masse liquide, se demande si le ciel donne ses couleurs à la mer ou si la mer travaille les nuances du ciel. Il ne s’approche jamais trop près du moutonnement des vagues. Il ne sait pas nager et il redoute les remous et tourbillons imprévisibles générés par ses semelles de vent. Un peu frustré, il se rattrape en se mesurant aux ailes blanches des voiliers qui caressent la mer d’Argelès à Collioure.
Seule la nuit lui échappe. Quand les vents tombent avec le crépuscule, les chaussures se vident et il doit prévoir la proximité de son village pour se poser en douceur.
Un soir, Clara réalise que le jardin retourne à la friche. Les taupes défoncent sans se gêner la terre du jardin dont les limites ont éclaté. Voyant Llois approcher, elle demande « arrête de courir et pose-toi là ».

Mais la tête grisée des courses folles de la journée, ivre de lumière et de vent, il n’entend pas et rentre sans un regard. Chaque soir Clara demande. Puis, seul son geste de la main accompagne le regard suppliant.
L’été écroule sa chaleur au seuil de septembre. La maisonnette a perdu ses couleurs vives, les tuiles chahutées par la tramontane menacent de tomber. Clara, les yeux clos ne voit que le vide, ses mains croisées sur les genoux ne demandent plus.
A la fin septembre, Llois qui a beaucoup vu, beaucoup bougé s’aperçoit qu’il vit à nouveau d’ habitudes, reproduites chaque jour qui vient. Les sensations s’émoussent, il connaît chaque coin et recoin de sa terre. Une si belle terre. Il comprend que s’il pousse plus loin son exploration, il
entrera dans une errance interminable, celle de tous les vents du monde.
Ce soir là, gagné par la lassitude, il revient un peu plus tôt. Il trouve Clara, toujours sur la pierre de la porte, ne bougeant pas un cil de ses yeux clos, muette, couleur de la poussière des chemins. Un souffle glacé traverse alors les chaussures que Llois a oublié d’enlever. Une spirale de vent s’enroule autour de sa femme et il assiste médusé à sa métamorphose. Clara se désagrège en une poussière d’argent qui se disperse à la brise du soir.

Llois retombe brusquement au sol, convaincu que tout rentrera dans l’ordre s’il se replonge dans leur quotidien d’avant les chaussures du vent. Dès l’aube, il est au travail : il repousse la friche dans ses limites, réajuste les tuiles de la toiture, peint de couleurs vives façade et volets.
Quand le soir tombe, il se pose sur la pierre de sa porte. Il n’a plus besoin des chaussures du vent pour porter ses rêves. Il retrouve Clara et ses virevoltes dans le vol des hirondelles, dessine son visage dans les nuages lourds, chargés de mer, entend son rire dans les rires d’enfants à la sortie des écoles. La nuit, il suit la danse des lucioles, frissonne au vol à caresse de soie des chauves-souris, voit les points d’or de ses yeux se refléter en chaque étoile. Comme si Clara pleurait d’elle de jour et de nuit.
Lui espère... espère qu’à son tour elle chevauche sur les ailes du rêve le temps de s’apercevoir de l’ordre revenu dans la maison et le jardin. Et que lui, son amour, attend.Toute sa volonté est tendue à penser qu’elle n'est pas seulement cette poussière qui virevolte au vent gelé de l’hiver tout proche.
Les jours passent. Les hirondelles ont migré, les chauves-souris dorment leur hiver dans la grange. Seules les étoiles restent là, scintillant dans la nuit froide.
Petit à petit, Llois se pétrifie dans l’attente, le bleu de ses yeux se décolore, ses joues se creusent.
.....
Et par un soir de grande
tramontane…….


Suberaie: plantation de chênes-liège
émasclage: levée du liège sur les jeunes chênes. Ce liège est inutilisable
boutifare: sorte de boudin qui se mange froid, découpé en larges rondelles


07/02/2009