vendredi 17 avril 2009

Griseline Luce


Luce ouvre son œil vert, puis le 2ème, encore embrumé. Elle pose ses deux pieds bien à plat sur la branche qui la soutient. Une caresse au ciel tout de douceur et elle lance sa promenade matinale. Sa toute petite taille lui autorise ici toutes les fantaisies : plongeon dans une source de bleu, bond à l’or d’un soleil qui réchauffe sans brûler. Elle saute et gambade dans les herbes hautes. Les fleurs sauvages ne plient pas sous ses roulades. Elle pousse les portes des maisons du village, pas une grince ou claque. Mais à l’instant précis où le soleil, le vrai, celui du dehors, commence à dorer les champs, elle regagne prudemment son arbre avant qu’IL ne se réveille.
Elle pense de moins en moins à sa vie passée. Quand la peur la gagne, elle récite sa formule magique :
«Tire fort ta langue au gris du temps qui pleure
Croque à dents pleines dans le monde des couleurs
Saute la marelle pavée de terre à cielouvre ton chemin de vie sur un rayon de miel»
Les contes débutent toujours par « il était une fois ».
Pour Luce, tout commença il y a dix ans, dans une rue du presque bout du port.
Cette rue craque de poussière grise sous la chaleur impitoyable de juillet. Les gros camions du ferrailleur du coin en travaillent les pavés, déchaussés comme vieilles dents. L’herbe refuse de pousser là. Il n’y a plus d’oiseaux pour en semer les graines. C’est la rue de l’oubli. Les porte-conteneurs ont remplacé les navires au ventre gonflé des marchandises du monde. Les marins ne prennent plus le temps des escales et les cafés désertés ont fermé. Seules les grues géantes animent des ombres de leur flèche les toits des maisons dont les « à vendre » n’attirent plus personne. Carton ou planches remplacent vitres et portes brisées.
Griseline habite là.
D’abord, ce fut une enfant comme une autre, avec des parents, des copains d’école. Elle apprenait même plutôt bien, toujours sérieuse, irréprochable jusqu’au jour où elle fut victime d’un des plus redoutable mauvais sort qui soit, le mauvais sort du temps gris.
N’importe qui peut le croiser n’importe où. Si ça vous arrive surtout évitez de le regarder en face, tournez vite les talons et courez pour ne pas être rattrapé.
Griseline le savait, mais ce jour là, traînant son ennui elle se laissa surprendre et sa vie changea du tout au tout.
Tout d’abord, elle arrêta de grandir, puis elle se mit à rapetisser. Contaminée par la couleur de la rue, elle passa du rose de l’enfance à la grisaille, jusqu’à être avalée par l’absence de couleur. Impossible de retourner à sa vie d’avant

Elle s’installe dans une maison abandonnée. Elle sait que pour ne pas se perdre dans le temps après s’être perdue dans l’absence de couleur, il lui faut une solide discipline.
Chaque matin, au lever du jour, elle tend la main pour stopper la sonnerie d’un réveil imaginaire, repousse aussitôt le morceau de lainage qui la couvre. Après avoir ouvert son œil gris puis son oeil couleur de brume, elle pose en même temps ses deux pieds bien à plat sur le pavé. Elle a entendu dire que se lever du mauvais pied porte souci pour toute la journée. Comme elle hésite toujours entre le gauche et le droit, sa tactique se révèle la plus sûre, elle n’a vraiment pas envie de découvrir s’il existe pire qu’une journée grise morose!
Une goutte d’eau pour toilette rapide, les doigts embrouillés dans ses cheveux filés de blanc, elle pousse le bout de carton qui lui sert de porte et passe dans la rue.
Ce matin est un matin, exactement comme un autre matin.
L’automne est là. Ses nuages lourds de pluies retenue s’écorchent aux plus hautes tours du quartier,
le vent soupire les odeurs d’algues à marée montante. L’ennui transpire son eau noire du caniveau à l’égout voisin. Griseline ferme les yeux. Elle les ouvre lentement, très lentement afin de vivifier la lumière incolore entre les
rais de ses cils. Elle se fige sur une lueur insolite, attend et attend encore pour ne pas la perdre. Ses yeux
larmoient et la lueur s’estompe, disparaît. Elle découvre alors 3 brins d’herbe tendre. Elle s’en approche, les yeux écarquillés. Chose étrange, l’herbe se décolore petit à petit. Griseline pense que tout est retourné à l’ordre du gris de la rue.
De retour chez elle, elle distingue sur le mur deux minuscules traces vertes. A chaque fois qu’elle déplace son regard, les traces se déplacent. Intriguée elle court dans sa chambre, frotte un éclat de miroir poussiéreux et s’examine de bas en haut : jambes grises, corps gris, bras gris, le cou , le visage…tout paraît normal…oh ! les yeux… colorés du vert de l’herbe trop longuement contemplée !
Griseline patiente de longues heures, espérant un retour à la normale. En vain. Le vert se renforce, éclate de lumière. Après la joie, naît l’inquiétude. Comment passer inaperçue avec ce vert dans tout ce gris !

« Si je suis vue, on va me capturer, m’exhiber comme un monstre, m’enfermer dans une cage à grillons pour amuser les enfants, les scientifiques voudront m’étudier en laboratoire ! »
Elle pleure longtemps avant de se résigner à la fuite.
A la nuit tombée, elle prend la route, les yeux baissés. Consciente qu’avec sa toute petite taille, elle ne peut aller
bien loin, elle pense aux camions nombreux sur l’avenue du port. Elle arrête son choix sur « Déménageurs du sud ». S’accrochant aux aspérités du pneu, elle se hisse tant bien que mal jusqu’à une cachette. Quand le moteur démarre, elle pense que sa tête va exploser, elle s’accroche pour ne pas tomber à cause des vibrations. Le bitume défile, gris, rassurant. Elle a du dormir longtemps.
Un coup de frein la jette au sol et elle roule sur le pavé. Après tous ces efforts est-elle revenue à son point de départ ?

La lumière éblouit, impossible d’y voir. Elle se décide à bouger. Non, elle n’est plus dans sa rue. Ici,les pavés passent de la couleur argent au noir mat. Les façades s’affichent en lignes multicolores, couvertes de plantes grimpantes diffusant encore des odeurs de jasmin. Griseline découvre le bleu inconnu d’un ciel caressé par le balancement des branches de platanes géants. Les images admirées dans ses anciens livres d’école lui paraissent maintenant bien ternes !
Elle réalise alors qu’elle est toute grise dans ce monde de couleurs, encore et toujours différente, monstrueuse.
Cachée au creux d’un platane, bercée des mots chantants d’un accent inconnu, elle attend la nuit.
Après avoir grappillé les miettes tombées des goûters d’enfants, calmé sa soif à l’eau claire du ruisseau qui court le village elle reprend sa route. Au bas de la rue, s’ouvre un sentier juste à sa taille. Creusé dans une friche, il étale la couleur des dernières fleurs de la saison. Sous chaque pas naît une odeur nouvelle. Au loin, un arbre brille sous la lune de mille pommes d’or.
Elle approche. Les kakis éclatés éclaboussent l’herbe d’un sucre orangé. Griseline, tentée, écarte délicatement la peau fine d’un fruit pour se baigner d’une pulpe aussi douce que le miel et ferme les yeux, épuisée.
Au lever du soleil, elle pose ses deux pieds au sol, comme d’habitude. Quelle n’est pas sa surprise en se découvrant orange de la tête aux pieds. L’eau de la source voisine n’y change rien. Après avoir longuement réfléchi, elle réalise qu’elle prend la couleur de ce qu’elle regarde longtemps. Le gris de la rue, le vert des brins d’herbe et maintenant l’or des kakis. Elle n’est pas victime d’un mauvais sort mais d’un pouvoir qu’elle ne maîtrise pas.
Pour vérifier son hypothèse, elle se roule dans l’herbe et au bout d’un moment devient toute verte. Elle se couche sur le sol et fixe le ciel d’un bleu intense, son corps entier vire à l’azur. Elle s’essaye sur un coin de terre, rouillé de feuilles de vigne et se transforme à nouveau. Pour ne plus subir ce pouvoir, il lui faut s’entraîner. Cet endroit désert convient : les kakis pour nourriture, l’eau de source pour la soif, les couleurs de la nature en friche comme terrain d’expériences infinies.
Protégée de la fraîcheur nocturne enroulée du duvet semé par les tourterelles, elle s’éveille couleur gris tendre, sans en être effrayée.
Au bout de quelques jours de travail acharné, elle est parfaitement au point, capable de changer de couleur instantanément et à volonté.
Elle se lance d'un pas alerte sur le sentier. Elle découvre un potager, aux formes arrondies où les légumes ne poussent pas au garde-à-vous. Elle court sur ce tableau vivant se colorant au blond des cœurs de salade, au rouge sombre des feuilles de betteraves, au vert sombre des poireaux.
Fatiguée de ses jeux, elle approche à pas feutrés de la caravane qui ferme le chemin.
Rien ne bouge, aucun bruit. Les couvertures accrochées aux vitres ne frémissent pas. Enhardie par le calme du lieu, elle s’accroche aux pierres, genoux et mains griffées, parvient au seuil de la porte entr’ouverte et glisse son œil gris .Un grand escogriffe, pieds nus terreux, le visage taillé à la serpe couvert d’une barbe d’au moins trois jours se tient là, comme suspendu à son pinceau. Seuls vivent deux yeux ouverts au grand large du bleu.Griseline glisse alors son œil de brume, juste pour voir un peu mieux. Elle se fige voyant à la pointe du pinceau une goutte de peinture verte, celle de son premier brin d’herbe, la couleur qui avait fait décoller ses talons pour tenter l’aventure.
Elle est arrivée.
La porte est calée par un outil de jardin, lourd du travail de la terre. Griseline doit se faire fine, plus fine encore. Après la tête, elle réussit à passer le bras, l’épaule. Le corps n’a aucun mal à suivre.
Petite souris, elle se coule au ras du sol jusqu’aux pieds du peintre toujours absorbé. Je ne risque rien, pense-t-elle, ce n’est qu’un homme de pierre.
Elle se pose sur l’ongle du gros orteil gauche. Et elle observe : devant elle une route s’ouvre sur un paysage éclaboussé de soleil, l’eau de montagne ruisselle frais jusqu’aux premières pousses du printemps. Tout là-haut, un ciel déroule sa transparence bleutée.
Décidée, elle commence son ascension, longue, patiente agrippée à la côte velours du vieux pantalon, trébuchant dans les mailles grossières du pull de laine. La main rugueuse des travaux des champs se révèle terrain facile. Mais le pinceau, c’est une autre affaire. Elle glisse, se retourne tête en bas à plusieurs reprises. Surtout, ne pas regarder le sol, viser un point fixe et s’y tenir : le vert, tout au bout.
Heureusement, le peintre ne bouge pas un cil.
Griseline se fond en douceur au creux de la peinture. Comme éveillé d’un long sommeil, le peintre approche son pinceau de la toile et ignorant pourquoi, il écrit Luce du plus beau vert connu, en lieu et place de sa signature.
Il ne voit même pas le minuscule bout de fille ruisseler du rire cristallin de la source voisine, effectuer en ce jour d’hiver un passage définitif du gris à la lumière.
Depuis, quand le peintre s’absente, elle s’autorise des galopades effrénées dans ce tableau où il a réuni toutes les couleurs du monde

Parfois, quand il dort, elle se glisse plus légère que plume de tourterelle et lui chante au creux de l’oreille:

«Tire fort ta langue au gris du temps qui pleure
Croque à dents pleines dans le monde des couleurs
Saute la marelle pavée de terre à ciel
Ouvre ton chemin de vie sur un rayon de miel

Vois les camions, les trains, les avions, les bateaux,
Boucle ton sac, roule tes toiles sur le dos
Déploie lune et soleil sur les toits de la ville
Le temps gris de l’ennui s’enfuira inutile

Suivant le long ruban tendu de terre à ciel
Balayant la grisaille de leur joie torrentielle
Les enfants de couleurs bondissant audacieux
Oseront regarder la vie droit dans les yeux »